0.0.0. – Introduction
0.0.1. – DEFINITIONS
Droit et Justice : deux termes
pour exprimer, semble-t-il, la même idée. En réalité, ils ne sont pas
synonymes. On peut remarquer tout d’abord qu’ils possèdent, tous deux, un sens
abstrait ou théorique, et un sens concret ou pratique.
La Justice,
au sens théorique, est une Idée générale,
un Idéal en rapport avec les concepts d’Egalité, de mesure, d’équilibre ou d’harmonie…
Au sens concret, la justice désigne les
institutions judiciaires, les tribunaux, les magistrats chargés d’appliquer
le Droit.
Le Droit
à son tour se dédouble en deux acceptions : le Droit « naturel » et le Droit « positif ».
Le premier désigne ce qui semble légitime,
normal, ou « naturel », du
point de vue humain, bref un ensemble de valeurs et de principes « humanistes ». (Mais nous verrons que cette notion
de « droit naturel » est très ambiguë, à utiliser avec précaution.) Le second désigne ce qui est légal et fait l’objet de la science
juridique : c’est l’ensemble des lois écrites, effectivement en vigueur
dans un Etat.
0.0.2. - PROBLEME
Le
Droit peut-il être injuste ?
Nous poserons
la question de l'injustice. L’injustice
n’est certes pas un « idéal », comme la Justice, elle est au
contraire une situation toujours particulière qui suppose une victime et un coupable. "Il n'y
a pas d'injustice s'il n'y a personne pour nous la faire subir"
écrivait déjà Aristote. Il n'y a pas d'injustice
"naturelle" ni même accidentelle. Mais l’injustice suppose aussi
qu’il existe déjà des règles, une justice qui précisément n’a pas été
respectée.
C’est
pourquoi, plus précisément, nous
évoquerons l’éventualité d’un Droit injuste, d’une loi injuste, voire d’un
jugement injuste. Mais comment le Droit pourrait-il être injuste, alors
qu'il a pour finalité de réaliser la justice (au sens théorique) ? Comment la
justice (concrète) pourrait-elle faire injure au Droit, puisqu'elle a pour
vocation d'appliquer celui-ci ?
La
question est donc hautement paradoxale ! C'est un fait pourtant que certaines lois nous
paraissent injustes et que certaines décisions de justice semblent aberrantes ;
les « erreurs judiciaires » existent. Nous devrons préciser, autant
que possible, les critères permettant de déterminer - et peut-être de prévenir -
de pareilles injustices. Mais pour s’en tenir au Droit, c’est-à-dire aux lois, faut-il admettre comme juste toute loi en vigueur à partir du moment où elle émane
d’une autorité légitime (gouvernement, parlement, représentant du
peuple) ? Ou bien le fait d’être en désaccord intellectuellement avec une
loi, nous autorise-t-il à la considérer comme injuste ?
A
partir de là une nouvelle question se pose, encore plus délicate : Avons-nous
le droit, finalement, de ne pas respecter une loi ou de désobéir à un commandement
(provenant d’une autorité légitime) qui nous paraissent injustes ? Avons-nous
le droit de nous révolter contre
l’injustice ? Rien
de moins sûr…
0.0.3. – PLAN
I
– L’idée de Justice est-elle fondée ?
Il
nous faut commencer par aborder de front la question de la Justice théorique,
l’Idée de Justice : est-il possible de déterminer une telle Idée et selon
quels critères ? Car
s’il s’avère impossible de concevoir théoriquement quelques principes premiers
définissant la Justice, de façon universelle, si toute justice ou même si tout
idéal de justice reste relatif, alors on peut imaginer que la loi elle-même,
toujours particulière, sera souvent contestée et considérée comme injuste. Nous examinerons deux manières
de concevoir l’idée de justice : soit en lui cherchant une source
extérieure – naturelle ? surnaturelle ? – : nous parlerons à ce
sujet de « mythes » ; soit en la fondant exclusivement sur la
Raison et quelques principes fondamentaux (ce que propose Aristote, que
nous suivrons).
II
– L’importance du « Droit naturel » et (surtout) des « Droits de
l’homme »
Mais
la justice ne peut pas être une simple théorie, elle doit s’appliquer aux hommes,
par conséquent c’est aussi en fonction de
l’homme, de sa valeur propre, que nous devons concevoir les lois. Nous parlerons successivement de
« Droit naturel » (en rapport avec la « nature » propre de
l’homme) et, plus clairement, de « Droits de l’homme » (dont la
célèbre « Déclaration », qui elle n’est pas naturelle), soit des
principes philosophiques censés inspirer les lois et surtout les Constitutions
des Etats.
III
– Qu’est-ce qui caractérise (et légitime) les lois ?
Armés des premiers principes
théoriques (la théorie de la justice selon Aristote) auxquels nous aurons ajouté
les principes des Droits de l’homme (fruit de la réflexion des philosophes au
cours des siècles), il
nous faudra examiner ce qui constitue la solidité et la fiabilité du
« Droit positif », c’est-à-dire les lois telles qu’elles existent,
afin d’éviter toute injustice. Nous verrons si c’est la force qui fonde
l’établissement des lois, ou bien si c’est le dialogue et la démocratie (idée
de « contrat » mise en avant).
IV
– Qu’est-ce que l’injustice ? Les degrés de l’injustice
Enfin,
nous tenterons de définir précisément l’injustice : nous verrons alors que
le non-respect des droits naturels et des droits de l’homme engendre
l’injustice, mais nous verrons aussi que la violation de la loi par ceux-là
même qui ont pour mission de la faire respecter constitue une forme d’injustice
aggravée. Ce qui tend
bien à prouver que la loi, ou les décisions des gens de pouvoir, peuvent être
injustes, même si cela ne constitue pas une règle ou une généralité : cela
reste l’exception, heureusement. Il y a donc des degrés dans l’injustice.
1.0.0. - L’IDEE DE JUSTICE EST-ELLE
FONDEE ?
1.1.0. • Le mythe d’une Justice
éternelle
Nous
allons d’abord nous demander s’il existe quelque part un « modèle »
de justice, une sorte de référence qui serait l’origine de la
justice ou des Valeurs qui nous semblent justes. Mythe ou illusion d’une justice parfaite qui existerait
à l’origine et qui serait à retrouver.
1.1.1. — une justice naturelle ?
Cicéron (auteur latin) parle d’une « loi éternelle et
invariable valide pour toutes les nations et en tout temps »,
ou encore une d’« règle suprême inscrite dans la nature ». Mais
comment la nature peut-elle être juste, et nous inspirer autre chose que la
« loi du plus fort » ou le principe de la conservation de soi ? Quel sens y a t-il à se demander si
le plus gros poisson a le droit de manger le plus petit, par exemple ?
Certes Cicéron, comme ses maîtres les philosophes stoïciens, évoque une Nature se confondant avec
une sorte de Raison cosmique incluant l’être humain, une harmonie parfaite,
de sorte que la « règle » dont il parle vaut à la fois pour ce qui
« est » (les faits naturels) et ce qui « doit être » (les
valeurs humaines), puisqu’au fond l'homme sage ne doit vouloir que ce qui
est naturellement ! Ciceron
adopte le précepte stoïcien : « il faut vivre en conformité avec la
nature ».
Cependant
nous sommes obligés de maintenir une distinction entre ces deux types de lois, qui ne répondent pas au même concept ni à la
même logique, la loi naturelle d’une
part, la loi humaine d’autre part. La première dicte ce qui est : la nécessité naturelle (cela ne peut pas être
autrement) ; la seconde dicte ce qui doit être : l’obligation
morale et juridique (cela peut être autrement : on peut nuire à autrui, le
voler ou le tuer, mais il ne le faut pas). La première est depuis toujours déjà
là, naturellement, la seconde est instituée par convention, historiquement et
culturellement.
Reste
que certains auteurs prétendent indexer le droit humain sur la loi naturelle. C’est
le cas notamment du sophiste grec Calliclès, qui condamne le fait que les lois
humaines protègent systématiquement les faibles, niant par-là aux forts le
droit d’exprimer leur puissance, et donc « de
faire briller dans tout son éclat la justice telle qu’elle est selon la
nature ». Il
suffira de pointer le cynisme et la logique défaillante dont fait preuve le
sophiste dont le but est simplement de persuader. Le but de son discours n’est
pas la vérité mais l’efficacité. (Platon, Gorgias.
Or qu’est-ce que l’« état de
nature » ou qu’est-ce que la « loi de la nature » ?
Rien d’autre que la loi de la conservation de soi, la nécessité pour tout être
de préserver sa vie, son intégrité, son champ d’action, fût-ce en
l’augmentant et donc en dominant les autres : bref ce qu’on appelle
couramment « la loi du plus fort ». Calliclès revendique cette loi, ou plutôt cet état de
fait, et semble penser qu’il serait favorable aux hommes. Mais alors à quoi
cela servirait-il d’établir des lois ? Pourquoi ne pas simplement
« laisser faire » ? Or c’est ce qu’un authentique philosophe ne
peut pas accepter.
D’après
le philosophe anglais Thomas Hobbes (17è s.),
dans l’état de nature règne seulement « la guerre
de tous contre tous » (bellum
omnia contra omnes), et « l’homme [y] est un
loup pour l’homme » (Homo homini lupus es : formule qu’on trouve en
premier chez le latin Plaute). Dans ces conditions, chacun voudrait s’octroyer
– librement (ce serait donc un droit et plus seulement une loi) - le
« droit naturel » d’agir en fonction de cette loi, notamment pour
dominer les autres. C’est
que si la loi naturelle est la même pour tous, le droit naturel de chacun entre
immédiatement en conflit avec celui d’autrui. Cela conduit le même Hobbes à
préconiser un système social ou chacun accepterait (idée de contrat)
d’abandonner son droit naturel pour le soumettre à la volonté d’un seul
(monarque ou assemblée), lequel disposerait d’un pouvoir absolu, toujours préférable à l’anarchie : en somme il
vaudrait mieux subir la tyrannie d’un seul plutôt que de risquer la violence de
tous…
Nous verrons plus loin qu’il existe
une notion différente du « droit naturel », qui ne prétend pas
s’inspirer de l’état de nature, mais
plutôt être conforme à la nature humaine
(ce qui est bien différent) dans ce qu’elle a de spécifique, fondant une vraie
égalité entre les hommes au nom de la raison, la conscience, la liberté.
1.1.2. — une justice surnaturelle ?
S’il n’y a pas de justice dans la
nature, pas de justice naturelle, peut-être aurons-nous plus de chance du côté
du surnaturel…
Que disent les religions ?
Elles affirment que Dieu,
dans son infinie sagesse, ne peut que vouloir faire régner une Loi juste, la
Sienne.
Ceci
concerne particulièrement les trois monothéismes fondés sur une Révélation, qui se définit justement
comme la transmission d’une Loi, par
une Parole et par des Ecritures.
Certes le monde a connu des sociétés
où la justice était dictée par les prêtres. L’Eglise, au cours de son histoire,
a elle-même institué des tribunaux spéciaux (Inquisition) pour condamner les
hérétiques…
Certes,
encore de nos jours, les lois de certains Etats s’inspirent des règles
religieuses – implicitement ou explicitement. Le Président des Etats-Unis ne prête-t-il pas serment
sur la Bible ?
Reste
que là encore nous avons à faire à deux logiques, deux types de lois très
différentes, s’opposant
comme s’opposent la foi et la raison : la première est censée se situer
au-delà de la seconde, la foi n’a pas besoin d’être justifiée par la raison,
même si beaucoup de philosophe s’y sont essayés (cf. cours sur la religion, partie
II).
Mais inversement, la raison n’a pas
besoin de la foi pour s’exercer, par conséquent les lois humaines doivent pouvoir
être justes sans entretenir une référence religieuse.
Les lois civiles restent
fondamentalement distinctes des règles religieuses. La
règle religieuse est par définition éternelle,
dictée par Dieu ; la règle de droit est par définition temporelle, limitée dans le temps et
dans l’espace, promulguée par les hommes seuls. Par ailleurs la loi religieuse
définit les devoirs (unilatéralement)
de l’homme envers Dieu ; la loi juridique définit les devoirs réciproques des hommes entre eux. Ce
sont bien deux logiques radicalement différentes.
Si l’on prétendait appliquer des
règles religieuses dans tous les domaines de la vie civile, l’on passerait
indûment (du point de vue religieux lui-même) du dogme (légitime) au dogmatisme
et au fanatisme.
On peut aussi considérer (doctrine du
« théisme ») que Dieu, créateur du monde, ne s’occupe pas directement
de la justice humaine…
Dans
d’autres traditions (par ex. grecque ou romaine), la justice divine se présente
plutôt sous la forme du Destin, qui assure à chaque mortel le sort qu’il
mérite. Sous la plume du poète grec Sophocle,
la justice divine apparaît comme une obligation absolue transcendant les lois
humaines. Elle nous
plonge dans le monde du “sacré” où règne une justice terrible et inviolable.
Son célèbre personnage, Antigone, n’hésite pas en effet à contrer le roi Créon
(représentant le droit terrestre), qui refuse au frère de celle-ci une digne
sépulture. Antigone invoque le droit sacré d’enterrer les morts,
et désobéit.
Mais
le respect du “sacré” n’implique pas forcément la religion. Bien sûr, donner une sépulture aux
morts est un droit et un devoir « sacré » au sens religieux, si le
salut « éternel » du défunt en dépend. Le respect d’une sépulture, le
droit à la sépulture peut aussi bien marquer le respect pour la mémoire du
défunt. Qu’il y ait des « choses sacrées », cela peut s’entendre
simplement du point de vue moral, voire affectif. Les « Droits de
l’Homme » sont présentés comme « sacrés » par leurs rédacteurs,
etc.
1.2.0. • Les principes rationnels de
la justice (Référence
: Aristote, Ethique à Nicomaque, 4è
s. av. J.-C.))
1.2.1. — le principe d’egalite.
Il
faut donc renoncer au mythe et tenter de fonder la justice en raison. C'est ce
que fait Aristote dans L’Ethique à Nicomaque. La raison va chercher à
établir une mesure, un équilibre - et non une exclusivité, un privilège fondés
sur une croyance. L’idée de justice repose tout entière sur un rapport d’égalité
entre deux termes : le juste est toujours le milieu par rapport à
des extrêmes. Ce milieu détermine nécessairement deux parts égales, et c’est en
cela que réside la justice.
Aristote dit encore que la justice se situe au milieu entre l’injustice que
l’on commet et celle que l’on subit. Il n’y a pas, d’un côté le juste, de
l’autre l’injuste (comme le dogmatisme d'une justice absolue le stipulerait),
mais aux deux côtés opposés est l’injuste, tandis que le juste
est au milieu. La justice implique donc la justesse d’un certain
rapport.
Cependant
la seule égalité de deux segments, par exemple, ne suffit pas pour faire
concevoir la justice. Pour passer de la justesse (logique ou
mathématique) à la justice, il faut concevoir le rapport des hommes avec
les choses et après coup
redéfinir le rapport des hommes entre eux. L'idée même de justice s'applique
aux hommes par rapport à ce qu’ils produisent ou ce qu’ils possèdent, ce qu’ils
partagent ou ce qu’ils échangent (biens ou services). De sorte que la
vraie justice s’établit, non avec deux, mais à l’aide de quatre termes (au
minimum) : deux personnes et deux quantités de choses. Il faut une égalité des rapports
entre des termes, et non une égalité simple des termes. Il s’agit d’une proportion,
qui permet de dire par exemple : A est à B ce que C est à D, et non d’un simple
rapport comme A = B. La proportion est donc le vrai critère du juste.
En
pratique, Aristote distingue deux types de justice. Car si le principe de la
justice consiste à réserver à chacun ce qui lui est dû, on peut choisir
d’appliquer un principe d’égalité strict ou bien un principe plus proportionnel
tenant compte du mérite, des qualités personnelles, etc. La mesure juste n’est
pas seulement quantitative mais qualitative.
Aristote distingue d’abord une justice commutative, qui définit l’égalité des choses échangées
d’un strict point de vu arithmétique, indépendamment des caractéristiques
personnelles de chacun : à chacun revient exactement la même chose
(le même cadeau, le même salaire, etc.), ou du moins des choses ayant la même
valeur comptable. Le droit du commerce repose sur la justice commutative. Mais
l’on voit bien que l’application en toutes circonstances d’un tel principe
pourrait conduire à des… injustices.
C’est pourquoi Aristote distingue ensuite une justice distributive, lorsque chacun reçoit une part inégale
selon des caractéristiques propres : à chacun revient ce qui convient
(en fonction de critères que chaque société peut définir).
Le grand principe d’égalité reste
pourtant présent dans les deux types de justice, même si les sociétés modernes ont
clairement étendu le domaine de la justice commutative (matérialisme et
égalitarisme obligent).
Après tout le fait que les revenus
d’un médecin soient bien supérieurs à ceux d’un balayeur n’est pas tellement dû
au mérite (le balayeur est méritant autant que le docteur), mais surtout au
fait que le premier a investi
beaucoup d’argent dans ses études et en attend légitimement un retour sur
investissement. Il se peut aussi que son temps de travail soit bien supérieur à
celui de l’employé… Pure logique arithmétique par conséquent.
1.2.2. — le principe de legalite.
Inutile
de prétendre fonder la justice en dehors de tout rapport à la loi, sauf à
vouloir reproduire socialement la "loi de la nature" (hypothèse déjà exclue). D'ailleurs
il faut se méfier de certains aspects du grand principe d’égalité. Si on
l’appliquait systématiquement, cela conduirait la plupart du temps à répondre
“œil pour œil, dent pour dent” à tout dommage subi, principe qui nous
ramènerait à la vengeance.
Il
faut donc compléter avec Aristote : est dite juste une action conforme
aux lois existantes. L’égalité se prouve d’abord devant la loi : la loi est
la même pour tous... les citoyens.
Reste que, selon Aristote, philosophe de l'Antiquité, tous les hommes ne sont
pas et ne doivent pas être "citoyens", car il voit encore des
différences de nature entre les hommes, et justifie de cette manière
l'esclavage. C'est pourquoi l'ajout de "droits naturels" (= humains
et universels) devra s'imposer, mais pas avant l'époque moderne. Nous y
reviendrons.
1.2.3. — le principe d'équité. Si les lois semblent parfois
contestables, bien souvent c’est moins à cause de leur immoralité qu’en raison
de leur nécessaire généralité, qui peut les rendre inapplicables dans
certains cas particuliers. Les lois sont par nature générales alors que les
situations, les actes sont toujours particuliers. On ne peut donc pas appliquer
« automatiquement » la loi. La solution se trouve alors, selon
Aristote, dans un principe supplémentaire, différent de la loi et la
complétant, qui est l’équité. “La nature propre de l’équité consiste à corriger la loi, dans la
mesure où celle-ci se montre insuffisante, en raison de son caractère général”
(Aristote). L’agent de l’équité n’est autre que le juge, lequel adapte
(ou « interprète ») plus ou moins intelligemment la loi aux cas
particuliers. Un jugement équitable tient compte par conséquent à la fois
de la loi et de la réalité des circonstances.
1.3.4. — La vertu. Finalement, en tant que vertu civique, la
justice est alors selon Aristote “une disposition à accomplir des actions
qui produisent et conservent le bonheur, et les éléments de celui-ci, pour une
communauté politique”. Cette vertu civique s’applique subjectivement, au
citoyen (« vertueux » lorsqu’il respecte la loi), et objectivement, à
la loi elle-même, lorsqu’elle est bonne.
TRANSITION - Les théories de la justice les plus
rationnelles de l’Antiquité, comme celle d’Aristote, n’en restent pas moins
inadmissibles telles quelles pour notre époque. Elles ne tiennent pas compte
des valeurs humanistes qui fondent notre droit et qui composent ce que l’on
appelle le « Droit naturel », ou plus récemment « les Droits de
l’homme ». Par exemple, elles n’ont pas suffi à interdire l’esclavage
durant l’Antiquité parce qu’on admettait des différences de valeur et même
« de nature » entre les êtres humains (hommes/femmes,
adultes/enfants, etc.).
2.0.0. – L’IMPORTANCE DU DROIT NATUREL
ET (SURTOUT) DES DROITS DE L’HOMME
2.1.0. • « Droit
naturel » : un concept ambigu mais nécessaire ?
L’expression de « droit
naturel » est aussi ambiguë que peut l’être celle de « nature ».
Celle-ci, en général, signifie soit 1° la nature extérieure, physique ou biologique,
les choses telles quelles ; soit 2° la nature propre d’une chose,
c’est-à-dire son principe, son essence, son caractère propre. Or justement, il ne faut pas confondre le
« droit naturel », ensemble des principes et des valeurs conformes à
la nature de l’homme, et la « loi de la nature » fondée sur la force,
la sélection naturelle, etc. Les principes du Droit naturel ne sont
"naturels" que pour l'homme, pour sa "nature" propre.
Cette notion de « droit naturel »
conserve un triple intérêt.
1°
Elle permet de séparer le droit humain du droit religieux. En le nommant « naturel », on le préserve et on le
distingue du « surnaturel ».
2°
Elle permet de séparer un ensemble de valeurs que l’on juge immuables et
universelles, des lois écrites « positives » (appartenant à un pays
donné à une époque
donnée), extrêmement diverses et parfois contradictoires, voire injustes. Bref,
le droit naturel est un idéal. Or si les lois réelles et positives ne sont pas
idéales, ceux qui les conçoivent visent bien un idéal ou un « mieux
possible ». Donc le droit naturel est nécessaire.
3°
Enfin il vaut toujours mieux se référer à des principes rationnels
philosophiques, universels, plutôt qu'à des coutumes plus ou moins brutales et
archaïques, presque
toujours inégalitaires (misogynie, par exemple).
Si l'on ne peut lui accorder un crédit
absolu, au nom du fait que le droit (positif) peut bien se justifier par sa
propre nécessité historique, sans forcément faire référence à des valeurs
immuables, il n'en demeure pas moins que cette notion de Droit naturel a sa
propre valeur, et justement sa propre nécessité historique.
Au XXè
siècle un philosophe comme Léo Strauss revendique et défend encore le concept
de droit naturel (Cf le texte
distribué).
Le philosophe anglais John Locke (17è
s.) a fourni l’une des versions les plus élaborées et les plus moderne de cette
doctrine du droit naturel en plaçant l’individu
au centre de sa réflexion et au cœur du droit naturel. Le droit naturel est la reconnaissance par l’Etat
des droits personnels naturellement possédés par chacun.
La révolution américaine (déclaration
d’Indépendance de 1776 et Constitution de 1787) s’inspire directement de ces
principes.
Selon Thomas
Jefferson (Président des USA entre 1801-1809 et l’un des principaux rédacteurs
de la Constitution), tous les hommes sont créés égaux et par conséquent dotés
de certains droits inaliénables (vie, liberté, propriété et recherche du
bonheur). Le but d’un gouvernement est uniquement d’assurer ces droits. Il ne
faut pas confondre les droits politiques (qui peuvent être garantis par la
Constitution) et les droits naturels, qui ne peuvent être abolis (c'est ainsi
que le IXe amendement à la Constitution des États-Unis stipule : « L'énumération de certains droits
dans la Constitution ne pourra être interprétée comme déniant ou restreignant
d'autres droits conservés par le peuple. »).
De
même, sans les notions de "nature humaine" et de "droit
naturel", jamais une "Déclaration des Droits de l'Homme"
n'aurait vu le jour (puisqu’aussi bien l’on peut retrouver ces expressions dans
le texte)...
2.2.0. • La Déclaration des Droits de
l'Homme et du Citoyen (1789)
2.2.1. — les principes humanistes et la declaration des droits de l'homme.
Comme on l'a dit, ce sont les principes mêmes qui s’attachent à la nature
humaine, classiquement définie par la Raison et la Conscience. Les lois réelles
doivent donc s’inspirer d’un idéal qui est la Raison et la Conscience morale. Ce sont ces principes mêmes que
la Déclaration des Droits de l’Homme et
du Citoyen (1798) met en avant, en y ajoutant le droit naturel à la
sécurité et à la propriété. Ceci est conforme aux exigences naturelles de
l’homme en tant qu’être doué de raison, de conscience, d’imagination et de
sensibilité.
La
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (1789) (extraits)
"Les Représentants du Peuple Français,
constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le
mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de
la corruption des Gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une Déclaration
solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que
cette Déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social,
leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du
pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif pouvant être à chaque instant
comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ;
afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes
simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution, et
au bonheur de tous. En conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare,
en présence et sous les auspices de l’Être Suprême, les droits suivants de
l’homme et du citoyen.
Article premier
Les hommes naissent et demeurent libres
et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur
l’utilité commune.
Article II
Le but de toute association politique est
la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits
sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.
Article XI
La libre communication des pensées et des
opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme (…).
Article XVII
La propriété étant un droit inviolable et
sacré, nul ne peut en être privé (…).
Expliquez :
- "l’oubli ou le mépris des droits
de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des
Gouvernements" (le malheur des hommes est-il une fatalité ?) :
- " les droits naturels,
inaliénables et sacrés de l’homme" ("naturel",
"inaliénable", "sacré") :
- "Les hommes naissent et demeurent
libres et égaux en droits" (qu'est-ce qui, dans sa nature propre,
constitue l'homme comme un être "libre" ? d'autre part qu'est-ce qui
permet d'affirmer l'"égalité" de tous hommes ?)
- " Les distinctions sociales ne
peuvent être fondées que sur l’utilité commune" (que sont les
"distinctions sociales" et qu'est-ce qui les justifie désormais ? qu'est-ce qui les justifiait
avant la Révolution de 1789 et avant
cette Déclaration (c'est sous-entendu dans la phrase) ? :
- Article XI : pourquoi la liberté
d'opinion est-elle si précieuse ?
- Article XVII - Qu'est-ce qui peut
justifier le droit à la propriété ? Ce droit est-il plutôt, pour les riches, le
droit de protéger leurs biens, ou plutôt, pour les pauvres, le droit d'obtenir
des biens auxquels ils ont droit (logement…) ?
2.3.0. – Le
Droit n’est pas la Morale
Même si la morale n'est évidemment pas
étrangère au droit naturel, le droit ne doit pas se confondre avec la morale :
il serait alors trop idéaliste et exagérément punitif. Le "juste"
serait confondu avec le "bien". Le principe du droit (qu'il soit naturel ou positif) est
essentiellement objectif, et sa transmission est un fait de culture voire de
civilisation, tandis que le principe de la morale reste subjectif, au sens où
même si les principes moraux sont eux-mêmes rationnels et universels, leur
application ne dépend que de la bonne volonté et du sens du devoir
des individus. Le "droit" a ses exigences propres qui ne sont
pas celles du "devoir"...
3.0.0. – QU’EST-CE QUI CARACTERISE (ET
LEGITIME) LES LOIS (DROIT POSITIF) ?
3.1.0. • Le Droit et la force
3.1.1. — le droit contre la force. Rousseau explique bien que la force ne peut fonder le
droit. L’expression même « droit du plus fort » est contradictoire.
Car aucune force n’est véritablement durable : « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le
maître, s’il ne transforme pas sa force en droit et l’obéissance en
devoir ».
3.1.2. — la droit avec la force. Mais si la force n’est pas le fondement ni le principe du
droit, elle reste liée à lui au moins de trois manières.
1)
Il ne faut pas se cacher que l’instauration
du droit se fait originellement par la force et même dans la violence. Il n'y a aucune raison pour
qu'un tyran sanguinaire se laisse déposséder du pouvoir pacifiquement. Il faut
bien déloger l'injuste par la force, et parfois l'éliminer physiquement. A la
violence, dans un premier temps, répond une autre violence. On peut prendre
l’exemple d’une Révolution. Celle-ci est rendue parfois nécessaire par un état
de violence ou d'injustice, mais elle ne peut s’effectuer sans pratiquer
elle-même la violence et la "terreur"…
2)
Le Droit, une fois qu'il est instauré, devient une légitimation de la force légale. C'est-à-dire que les gouvernants ont désormais le droit, de par la loi, d'exercer la force (les "forces de
l'ordre"). Donc dans un premier temps, c’est bien le plus fort, de fait,
qui décide que son pouvoir ou sa domination va devenir ...le Droit. "Ne pouvant faire que ce
qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste" (Blaise
Pascal, 17è). Karl Marx (19è), de son côté, pense que le Droit est l’expression
de la puissance de la classe sociale dominante dont il traduit les volontés,
donc les avantages.
3)
Enfin le Droit, spécialement le "droit pénal", ne peut pas
s'appliquer sans utiliser la force,
parce qu'il est également
dans la nature du Droit de prévoir des peines et de les appliquer. C'est
ce qu'on appelle l'aspect "coercitif"
du droit. Les "forces de l'ordre" utilisent une forme de violence
légale (autorisée dans certaines limites) qu'on appelle la "contrainte
physique" : stopper les délinquants, les placer en détention, etc. Le mode
de punition moderne le plus répandu est la privation de liberté, la prison.
3.2.0. • La légitimation par le
contrat
3.2.1. — le principe du contrat. Le Droit repose en son essence sur le principe du contrat, lequel s’oppose à la violence
et à la force puisqu’il consiste en un accord librement consenti entre deux ou
plusieurs parties. C'est un accord qui en même temps, bien sûr, nous
oblige les uns les autres. Rousseau
nomme cela le "Contrat social", un contrat moral et implicite qui lie
tous les membres d'une société, par lequel chacun accepte de limiter voire
d'abandonner sa liberté naturelle au
profit de la liberté civile, liberté
de tous. Les lois, les interdits servent évidemment à limiter les
libertés, mais en contrepartie à garantir les libertés publiques. Selon
Rousseau, le Droit et la Constitution d'un Etat sont l'émanation de la volonté
générale, elle-même exprimée démocratiquement.
3.2.2. — liberte, egalite, fraternite. Le contrat social que nous
reconnaissons implicitement en tant que citoyens d'une République s’articule
autour de trois valeurs essentielles : "Liberté, Egalité et Fraternité".
- Egalité : un contrat passé
entre deux personnes implique la réciprocité, ce qui vaut pour l’un vaut pour
l’autre ; toutes deux sont également obligées par le contrat passé.
Rappelons le principe de l'égalité devant la loi.
- Liberté : un contrat se passe
nécessairement entre deux personnes libres. En République, la liberté
s'applique au Citoyen et définit sa souveraineté.
Du point de vue du Droit et de son
histoire, il faut distinguer deux niveaux de liberté.
1°
On peut dire que la liberté est de plus en plus défendue par le Droit, parce
que celui-ci n’a cessé de se laïciser, c’est-à-dire de se dégager de toute tutelle ou
autorité, notamment religieuse : il devient libre lui-même.
2°
On peut dire que, historiquement, le Droit protège de plus en plus la liberté
individuelle, car la
laïcisation va de pair avec l’individualisation : à l’époque moderne, le Droit
est devenu un droit de la personne (au moyen-âge par exemple, on jugeait
la faute davantage que la personne fautive ; d’où la
non-individualisation des peines, l’absence de considérations pour les
“circonstances atténuantes”, le fait un peu absurde qu’on puisse juger des
animaux, voire des objets…
- Fraternité : Comment faut-il
comprendre ce terme de "fraternité" ? N'est-ce qu'un mot, un
principe, un "bon sentiment" ? Ou bien cela donne-t-il des
obligations particulières aux citoyens, à l'Etat et à la Justice ? Une obligation
de solidarité…
3.2.3. — la transparence et la publicite. Il existe enfin un
critère très important, que l’on ne doit jamais oublier car il est inhérent à
tout contrat : c’est le caractère transparent, c’est-à-dire public,
du contrat. Rien ne doit être caché ou dissimulé dans un contrat. En matière
juridique, cela se traduit par cette formule, "loi de toute les lois"
en quelque sorte : nul n'est censé ignorer la loi.
3.3.0. • La Loi et les domaines du
Droit
3.3.1. — la regle de droit ou la loi. Parler de
« contrat » ne suffit pas. Concrètement parlant, le droit est
constitué par un ensemble de lois, ou règles juridiques, et d’institutions.
Rappelons d’abord les principaux caractères de la loi.
a) La loi est générale : vaut
pour tout le monde. Mais elle n’est pas « universelle », comme la loi
morale.
b) La loi est obligatoire :
elle ne décrit pas un état de fait, elle impose. Mais elle n’est pas
« nécessaire », comme la loi naturelle.
c) La loi est coercitive : elle
s’applique au besoin par la contrainte, à la différence de la loi naturelle et
même de la loi morale.
Plusieurs autres questions se posent
au sujet de la loi :
1° Les lois ont-elles une histoire
? — En l’occurrence, si l’on considère le Droit européen, on peut dire qu’il est la
résultante historique d’un amalgame complexe entre a) le droit coutumier, b) le
droit romain, c) le droit féodal, d) le tout ayant donné à partir des
événements de 1789 notre Droit républicain avec notamment à la rédaction du
Code Civil.
2° Qui fait la loi ? — Il ne
faut pas oublier que la loi est produite par le législateur,
c’est-à-dire en fait par le pouvoir politique ; le pouvoir dit judiciaire
se contentant simplement de l’appliquer. On peut donc distinguer plusieurs
niveaux. a) “Avant” la loi, il faut mentionner l’”usage” ou la “coutume” (“ce qui s’est toujours fait”)
comme une sorte de loi ancestrale “par défaut”, pouvant rester en vigueur très
longtemps et même parfois parallèlement à une loi ultérieure. La coutume n’est
conçue par personne ; elle représente simplement un état de fait, pur produit
de la répétition. b) La conception de la loi proprement dite,
c’est-à-dire son élaboration théorique et les commentaires qu’elle appelle,
c’est le fait des théoriciens du Droit et des philosophes : on appelle cela la “doctrine”. c) Vient ensuite la promulgation
de la loi par les élus du peuple qui la votent au Parlement : c’est le pouvoir legislatif, mais aussi exécutif
(gouvernement) dans une moindre mesure. d) L’application de la loi par
les tribunaux, ce que l’on nomme ordinairement la “justice”. e) On peut même distinguer un dernier domaine,
produit par le précédent, appelé “jurisprudence”,
qui se définit comme l’ensemble des jugements ou arrêts de justice ayant fait
office de loi (on dit qu’il “font jurisprudence”), soit pour pallier l’absence
d’une loi, soit pour contrecarrer une loi périmée ou inapplicable.
3° Où trouve-t-on la loi ? —
Conséquence de la contractualité du Droit, la loi est une règle juridique formulée
par écrit et donc offerte à la connaissance de chacun (“nul n’est censé
ignorer la loi”). On trouve donc les lois consignées dans différents codes,
après qu’elles aient été publiées au “journal officiel” (en France).
4° Quels sont les différents types
de lois ? — On trouve, par ordre décroissant de généralité : a) les traités
internationaux, b) les lois constitutionnelles (ex. : Constitution de
1959), c) les lois ordinaires ou parlementaires (votées au Parlement), d) les
règlements (produits par le pouvoir exécutif) : ordonnances et décrets de la
présidence de la République, décrets et arrêtés ministériels, arrêtés
préfectoraux et municipaux. (Trop de règlements et pas assez de “lois”
signifient trop de technocratie...)
3.3.2. — les domaines du droit. - La principale distinction se
fait entre Droit privé et Droit public. Côté privé, le Droit civil,
appelé aussi “Droit commun”, est le Droit du citoyen ou de l’individu en tant
que citoyen : 1) comme personne (morale et physique), 2° comme personne
ayant droit à la protection de ses biens. C’est donc son intérêt
qui est directement l’objet du Droit civil, et non ses rapports avec les autres
citoyens comme on le dit souvent. - De son côté, le Droit public
concerne les lois où cette fois c’est l’intérêt de l’Etat qui est en jeu. On
peut citer le Droit administratif, le Droit des finances publiques, le Droit
constitutionnel (qui fixe l’organisation, la structure de l’Etat : Président,
sénateurs, députés, etc.).
3.3.3. — le droit penal. - Le Droit pénal apparaît comme
l'essence même du Droit, car c'est lui qui répond directement à l'infraction,
plus généralement à l'injustice commise. S'il n'y avait pas d'injustice, tout
au moins de violence perçue comme injuste, il n'y aurait tout simplement pas de
Droit. Il nous reste à étudier les conditions et la définition de l'injustice.
4.0.0. – QU'EST-CE-QUE L'INJUSTICE ?
LES DEGRÉS DE L’INJUSTICE
4.1.0. – Essai de définition :
injustice relative et injustice absolue
4.1.1. — RAPPEL. Rappelons d'abord le principe de bon sens
énoncé par Aristote : "Il n'y a pas
d'injustice s'il n'y personne pour nous la faire subir." L'injustice
est donc une situation qui implique une victime
et un coupable. Il n'y a pas
d'injustice dans la nature, entre animaux, etc. Il ne faut donc pas confondre
l'injustice avec un simple malheur
qui peut être causé par une catastrophe naturelle, une mort accidentelle ou
autre.
Mais d'autre part il n'y aurait pas
non plus d'injustice s'il n'y avait pas de droit, ou de lois. Car l'injustice
consiste précisément à être privé de quelque chose auquel on a droit. Plus
radicalement, c'est l'impossibilité qui nous est faite de faire valoir nos
droits.
Enfin, en vue d'une définition encore plus
précise, nous distinguerons deux formes d'injustice : l'injustice relative et
l'injustice absolue. La première est de loin la plus courante, mais la seconde
délivre l'essence même de l'injustice. Pour cela distinguons avec le philosophe
contemporain Jean-François Lyotard, le “tort” et le “dommage”.
4.1.2. - LE DOMMAGE OU L'INJUSTICE
RELATIVE. – La première forme d'injustice est relative au sens où elle n'est
que provisoire : elle est réparable, justement grâce à la justice. Un dommage
porte atteinte à une personne ou à ses biens, donc directement aux droits de
cette personne. Par exemple, le fait d'être victime d'un vol constitue en terme
de droit un "dommage" : après avoir fait constaté les faits par la
police, le citoyen porte plainte (il
devient le "plaignant") et ce faisant il déclanche une action en
justice menée par les magistrats compétents. Il s'agit bien d'une injustice,
mais si le voleur est arrêté, si l'assurance dédommage le client, etc., le
dommage peut être comblé et l'injustice réparée (notamment par le paiement
de "dommages et intérêts").
4.1.3. – LE TORT OU L'INJUSTICE ABSOLUE. – Le "tort", pris dans un sens très particulier, serait une
atteinte à la personne particulièrement grave, de telle sorte qu'elle
n'admettrait aucune réparation. Plus précisément, le tort porte atteinte au droit pour cette personne d’avoir des
droits. Par exemple, nous avons dit que subir une agression constitue un
dommage, réparable (relativement) grâce à la justice instituée ; mais si
pour telle ou telle raison je ne puis « porter plainte », ou si je ne
suis pas entendu par les autorités, cela devient un « tort ».
Lyotard: "Un tort serait ceci : un dommage accompagné de la perte des
moyens de faire la preuve du dommage. C’est le cas si la victime est privée de
la vie, ou de toutes les libertés, ou de la liberté de rendre publique ses
idées ou ses opinions, ou simplement du droit de témoigner de ce dommage".
A partir de
là nous pouvons citer deux cas de figure exemplaires.
1) Le cas
où je suis privé des moyens de "porter plainte" ou de me faire
reconnaître comme victime : enfermement abusif par les autorités, de sorte que
l'on est entendu par personne (fréquent dans les dictatures), privation des
droits de la défense (pas d'avocats), etc.
La privation
du droit pour une victime d'être reconnue comme victime relève du cas
précédent.
Jean-François Lyotard écrit : "Il
est d’une victime de ne pas pouvoir prouver qu’elle a subi un tort. Un
plaignant est quelqu’un qui a subi un dommage et qui dispose des moyens de le
prouver. Il devient une victime s’il perd ses moyens.".
2) Le cas où je suis obligé de
m'accuser moi-même — c'est le cas sous la
torture. La torture n'est pas seulement une cruauté, elle est surtout une
injustice puisqu'elle vise à extorquer des aveux. Une personne se voit ainsi
obligé d'avouer un crime ou un délit qu'elle n'a pas commis : au Moyen-âge les
inquisiteurs forçaient des malheureux à s'accuser eux-mêmes d'être des
satanistes ou des hérétiques (après quoi on les condamnait au bûcher) ; pendant
le seconde guerre mondiale, les nazis torturaient les résistants pour leur
faire avouer qu'ils étaient des terroristes (alors qu'ils n'étaient que des
résistants : après quoi ils les fusillaient).
4.2.0.
– Le Droit peut-il être injuste ? (conclusion)
Rappelons bien ce qu'est l'injustice :
l'impossibilité qui nous est faite de
faire valoir nos droits. La question devient désormais : cette
impossibilité peut-être provenir de la justice elle-même ? Il est bien évident
que l'exemple de la dictature précédemment évoqué constitue une première
réponse. Il est évident aussi que même dans une démocratie la "Justice",
les magistrats eux-mêmes se trompent, commettent des erreurs et des fautes,
donc occasionnent des injustices : les fameuses "erreurs
judiciaires"… Mais nous allons plutôt faire porter notre réflexion sur le droit lui-même et sur la loi. Qu'est-ce qu'une loi injuste ?
1° D'abord on connaît et on a connu, à
travers l'Histoire, des exemples de lois manifestement contraires aux Droits de
l'Homme et du Citoyen, comme ce fut le cas avec les lois nazies,
discriminatoires et racistes.
2° On peut citer ensuite les lois qui
protègent une liberté de propriété ou une liberté d'entreprise totales,
au détriment de l'égalité et de la protection des personnes : par exemple, le
libéralisme économique absolu, qui autorise la liberté de licenciement sans
condition...
3° Citons maintenant les lois
politiques et les politiques légales qui veulent appliquer l'égalité
absolue par la force, au détriment de la liberté, comme ce fut le cas avec les
dictatures communistes.
4° Ajoutons les Etats qui veulent
instituer la fraternité par un dictat religieux et finalement par la
violence, bafouant l'humain au nom de Dieu : cas de l'islamisme intégriste ou
"fascisme vert" (lui aussi bien "légal" pourtant, au sens
du droit positif).
5° Plus simplement, plus couramment,
il y a toutes ces lois mal faites et inapplicables, inappropriées, ou bien
encore toutes les lois dépassées, obsolètes, contraires à l'émancipation des
moeurs (l'interdiction de l'avortement, toutes les lois ségrégationnistes,
homophobes, etc.).
6° Le Droit se montre injuste enfin et
surtout lorsque la loi n'est pas appliquée du tout, par manquement et par
malhonnêteté de la part des magistrats ou des policiers. Cela reste évidemment
exceptionnel. De plus, c'est la Justice (l'Institution) qui est ici en cause,
et non le Droit ou la loi elle-même.
Il ne faut pas oublier que le critère
fondamental du Droit est le contrat, lequel repose sur le principe de l’échange
et du dialogue. Ceci constitue l’essence du Droit ; un Droit qui s’en
éloignerait perdrait du même coup sa légitimité. D’où l’existence d’un droit à
la désobéissance ou droit à la rébellion, devenant légitime lorsque le Droit
enfreint lui-même les principes qui le fondent. Donc le Droit n’est pas
infaillible, et plus il le reconnaît, plus il s’améliore, plus il est juste. Le
Droit n'est pas une fin en soi, le Droit doit pouvoir être révisé. Ce n'est pas
la loi, mais la paix dans la liberté, qui est une fin en soi…
Réflexion annexe : existe-il un droit
à la révolte (insoumission, désobéissance civile, émeute…) et dans quelles
situations ? TD
Arguments contre :
- développez l'argument de principe selon lequel on doit
obéissance à la loi dans tous les cas :
- dans une république, le peuple se révolterait en
quelque sorte contre lui-même, ce qui est illogique :
Arguments pour :
- l'Etat n'est pas neutre (il est le représentant de la
classe dominante, par ex. la bourgeoisie), donc le Droit non plus :
- dans certaines situations historiques, la révolte (et
la violence qui l'accompagne) devient la seule solution pour faire cesser une
injustice :
- la désobéissance à une loi ou à un ordre est un devoir
lorsque ceux-ci sont eux-mêmes illégaux ou inhumains : ex. un officier
ordonnant au soldat de tuer femmes et enfants :